L’analyse du discours ou ce que les machines ne peuvent pas faire


Un projet de recherche fascinant que j’ai mené tout récemment – et dont les résultats paraîtront bientôt – m’a ramené de beaux souvenirs de mon temps passé à l’Université d’Ottawa, au 1er cycle comme aux cycles supérieurs : au bac, les nombreuses heures passées à déguster le manuel d’initiation à la traduction anglais-français La traduction raisonnée, de Jean Delisle. À la maîtrise et au doctorat, les rendez-vous hebdomadaires pour les séminaires de théorie de la traduction, dont celui intitulé Discours et traduction.

       Dans ce dernier, nous traitions souvent d’analyse du discours et de l’intérêt de cette dernière dans la théorisation et la pratique de la traduction. En fait, il s’agit du même sujet ayant intéressé Jean Delisle lors de ses travaux de doctorat (« L’analyse du discours comme méthode de traduction »), lesquels ont donné lieu plus tard à la 1re édition de La traduction raisonnée. Aujourd’hui, une douzaine d’années après la publication de la 3e et dernière édition, le manuel est digne d’une relecture à l’ère de la traduction automatique neuronale (TAN) et de l’intelligence artificielle (IA) afin de mettre en perspective la notion de « traduction raisonnée » (Zapata, à paraître).

         Les machines peuvent-elles raisonner, c’est-à-dire analyser le discours en vue de bien traduire? Le titre de ce billet révèle la réponse : pas tout à fait! Du moins, il s’agit là de la réponse la plus franche… ici et maintenant.

 

           À mes collègues passionnés des mots, des langues, de l’art de traduire et des technologies langagières, je vous offre dans ce billet un aperçu de l’analyse du discours. En cette ère de traductique, de TAN et d’IA, où l’on parle souvent et surtout de la possibilité ou de l’impossibilité de remplacer les membres des professions langagières par des machines, il me semble pertinent et essentiel d’exposer ce concept. L’analyse du discours appliquée à la traduction est particulièrement utile lorsqu’il s’agit de textes complexes qui nécessitent une compréhension nuancée. En examinant le discours qui entoure le texte, les artistes de la traduction peuvent repérer les stratégies rhétoriques, les références culturelles et les grands thèmes essentiels à l’interprétation du texte original et à l’objectivation de la traduction.

 

 

Le discours et son analyse : que disent les experts?

Entre autres, la définition de discours que nous donne Antidote 11 est la suivante :

  • LINGUISTIQUE – Ensemble des énoncés, des phrases enchaînées qui forment un message.

          Des théoriciens comme Phillips et Hardy développent davantage le concept dans leur ouvrage Discourse Analysis paru en 2004. Ce que l’on retient de leur exposé est que les discours sont matérialisés et mis en œuvre dans une variété de textes aux formes diverses (langue écrite ou parlée, images, symboles, artefacts, etc.). Selon ces auteurs, les textes ne revêtent aucun sens lorsque considérés isolément : le sens émerge plutôt de leur interrelation avec d’autres textes, des différents discours sur lesquels ils reposent et de la nature et l’espace-temps de leur production, de leur diffusion et de leur consommation. Ainsi, l’analyse du discours consiste à explorer la manière dont ces processus font émerger le sens des textes et comment cette production de sens contribue à construire la réalité sociale. L’analyse du discours s’intéresse donc aux effets constructifs du discours à travers l’étude structurée et systématique des textes.


Bref, parler de discours c’est aller au-delà de la notion de texte. Faire l’analyse de discours, c’est regarder au-delà de la surface d’un texte : une tâche difficile à automatiser.

Rien de mieux pour comprendre des trucs complexes que des exemples simples


Laissez-moi illustrer la notion de l’analyse du discours avec deux exemples :

 

  1. « …[w]e have never been just a collection of blue states and red states… »
  2. — Il fait chaud, n’est-ce pas?
    — Mets-en!

          La phrase de l’exemple no 1, énoncée isolément, ne veut rien dire si l’on ne connait pas l’espace-temps (le ici et le maintenant) de son énonciation. Qui est « we »? De quelle « collection of states » parle-t-on? Et c’est quoi cette histoire des couleurs bleu et rouge? Ce n’est qu’au moment d’apprendre que la phrase a été prononcée par Barack Obama à Chicago en novembre 2008, que l’on peut « aller au-delà » de la surface de l’énoncé et comprendre chacun des éléments (à savoir, que « we » c’est le président élu et le peuple étasuniens à ce moment-là, que la « collection » dont il parle ce sont les États-Unis, et que les couleurs bleu et rouge font référence aux principaux partis politiques au pays : démocrate et républicain).  

            Quant à l’exemple no 2, si je vous dis que cette mini-conversation a eu lieu dans un arrêt d’autobus en banlieue de Québec au mois de janvier, comprend-on la même chose que si l’on la regarde isolément? En fait, on saurait qu’il fait plutôt très froid, que les interlocuteurs parlent d’un ton sarcastique et qu’ils sont probablement mécontents de l’hiver.

 

Ce n’est pas évident pour nous, encore moins pour les machines!

Or, l’analyse du discours est bien plus que cela. Elle problématise les notions de « sens » et du « vouloir dire de l’auteur », puisque ceux-ci ne sont jamais évidents. À mon sens, nous, humains, avons la capacité et les moyens de nous rapprocher le plus possible du « vouloir dire de l’auteur », même si c’est impossible d’y arriver, mais les machines ne pourront rester que dans la surface.

           Du moins pour l’instant.

           À l’heure actuelle, une machine ne pourra vraiment comprendre pourquoi Julio Cortázar (1914-1984), écrivain argentin du surréalisme et du réalisme magique, aurait conjugué (consciemment, pourrait-on dire) de façon non-conventionnelle les 52 verbes dans la nouvelle Continuidad de los parques, en plus d’avoir soigné la distribution des paragraphes et le choix des mots, pour ainsi parvenir à produire, chez la personne qui lit, l’effet magique recherché…

(À suivre…)