À vos marques, prêts, raisonnez!
« Un seul et même mot, employé par l’Auteur dans deux passages différents
ne sera pas toujours traduisible par le même mot dans les
deux passages correspondants, et cela paraît contraire à toute logique »
— Valéry Larbaud, Sous l’invocation de saint Jerôme, 1946.
Voilà l’épigraphe que Jean Delisle utilise en tête de l’objectif spécifique « Réseaux lexicaux » dans La traduction raisonnée, le manuel pédagogique utilisé dans la formation des traducteurs anglais-français au Canada et dans le monde entier depuis quatre décennies. La prémisse de ce manuel est simple : un traducteur humain bien formé a la capacité de raisonner; une bonne traduction en est une raisonnée.
Deux semaines après avoir évoqué mes souvenirs universitaires et l’impact durable de cet ouvrage, je reviens aujourd’hui avec des réflexions sur la pertinence renouvelée des principes d’analyse du discours et de traduction raisonnée à l’ère de la traduction automatique (TA) et de l’intelligence artificielle (IA). Comment ces principes, qui ont marqué plusieurs générations de personnes étudiantes et chercheuses, peuvent-ils éclairer notre compréhension et notre utilisation des technologies contemporaines?
En 2023, dix ans après la publication de la 3e et dernière édition du manuel, j’ai voulu commencer une étude pour découvrir si les programmes de TA et d’IA générative peuvent passer ce que j’appelle le test de traduction « à la Delisle ». En d’autres termes, montrent-ils des signes d’une capacité à raisonner, comme le font d’ailleurs les traducteurs humains adéquatement formés? Dans mon étude, j’ai mis à l’épreuve trois programmes de TA et trois autres d’IA générative en utilisant une sélection d’exemples tirés de 30 objectifs spécifiques du manuel et en analysant les résultats à la lumière des explications fournies par l’auteur et ses collaborateurs dans ces objectifs.
Restez à l’affût de la publication imminente des résultats de cette étude! Cela dit, je tiens à vous en donner un aperçu, pour donner suite à mes billets précédents sur l’impossibilité des machines à lire de façon analytique en vue de (bien) traduire.
Delisle n’est pas le seul à avoir démontré la pertinence de l’analyse du discours dans la pensée traductologique et la pratique de la traduction; ces dernières ne peuvent que s’enrichir d’une étude structurée et systématique des textes. Pour bien de traductologues, l’analyse du discours a mis en évidence les facteurs contextuels, les caractéristiques linguistiques, la pragmatique, l’intertextualité, etc., comme autant de pistes à suivre pour objectiver le processus de traduction. En appliquant l’analyse du discours à l’acte de traduire, les traducteurs peuvent cerner des stratégies pour produire des textes de qualité dans la langue d’arrivée — une capacité que Delisle cherche à inculquer aux personnes qui étudient attentivement La traduction raisonnée. Cette méthode vise donc à cultiver chez les traducteurs en herbe un réflexe menant à une approche consciencieuse de la traduction qui privilégie la lecture analytique et met en garde contre les raccourcis (calques syntaxiques ou lexicaux, choix du premier mot équivalent fourni par un dictionnaire bilingue, etc.). À terme, les traducteurs bien formés contribueront à préserver la structure et le style propres à la langue d’arrivée, ainsi que la richesse de son vocabulaire.
Huit fois « land » = huit fois « terre »?
Rappelez-vous l’épigraphe en tête de ce billet!
Durant la phase initiale de mon étude, j’ai mené deux expériences pilotes, et je tiens à vous en parler un peu dans ce billet, notamment de la première. J’ai voulu tester deux outils de différents types, DeepL, un outil de TA, et ChatGPT, un programme d’IA générative, en leur faisant traduire un texte de 230 mots. Pour ChatGPT, j’ai utilisé une requête simple, que les spécialistes de la rédactique appellent un zero-shot prompt : « Traduisez le texte suivant en français : [texte en anglais] ». Le texte a été tiré de l’objectif « Réseaux lexicaux » du manuel de Delisle, qui a emprunté l’exemple et l’analyse au traducteur Maurice Pergnier.
Dans cet objectif, on nous explique la notion de champ sémantique et pourquoi un même mot (soit land dans le cas analysé) répété huit fois en anglais ne se traduira pas nécessairement huit fois par le même mot en français. Delisle soutient que le traducteur commettrait une « erreur de méthode » s’il limitait la traduction de ce mot à un seul équivalent, voire aux quelques équivalents fournis par les dictionnaires bilingues. Il conclut que les unités linguistiques n’ont pas simplement une valeur de langue, mais plutôt une valeur de discours. Ce n’est que grâce à l’analyse du discours qu’on arrive, dans ce cas, à un mot précis dans la traduction française pour chaque occurrence du mot land.
Mais, voyez-vous, les deux outils ont échoué au « test de Delisle » dans cette première expérience pilote, car ils ont traduit systématiquement les huit occurrences de land par « terre » ou « terres » au lieu d’utiliser d’autres termes plus précis qui conviendraient mieux dans cinq des huit occurrences (voir l’ouvrage de Delisle pour plus de détails).
On pourrait aussi s’éterniser sur l’analyse des multiples autres erreurs de traduction commises par ces programmes, causées par d’autres types de difficultés d’ordre rédactionnel, lexical ou syntaxique, traités dans La traduction raisonnée.
Terrain préparé pour la course
L’exploration du manuel de Delisle dans le contexte des technologies contemporaines basées sur l’IA offre de fascinantes perspectives. En pédagogie de la traduction, cette œuvre pionnière préconise une méthode fondée sur le raisonnement, attribut traditionnellement associé aux humains. Ainsi, l’évaluation des capacités des modèles de TA et d’IA générative sous l’angle de la théorie de Delisle nous confronte à des questions fondamentales sur la nature de la traduction et le rôle de l’intelligence humaine dans l’accomplissement de tâches langagières (par exemple, l’intelligence requise pour effectuer l’analyse du discours).
Même si la TA progresse à une vitesse impressionnante, elle peine encore à égaler la profondeur et la finesse du raisonnement qu’un traducteur humain bien formé peut offrir; c’est une course que l’on peut encore remporter. À l’intersection entre tradition et innovation, le concept de « traduction raisonnée » sert donc de principe directeur pour façonner l’avenir de la pédagogie et des technologies de la traduction, ainsi que pour faire progresser notre compréhension des compétences linguistiques des machines.
À vos marques, prêts, raisonnez!